Billet d'humeur Gilets jaunes
Gilets jaunes : combat séculaire
Le VI° siècle connut une dichotomie entre une plèbe, essentiellement rurale, illettrée, usant du francique qui, bien que très majoritaire, avait peu accès aux écoles paroissiales et des patriciens formés à un latin (abâtardi) dispensé par l’Eglise dans des écoles épiscopales destinées à la formation du clergé.
Ce qui a conduit l’évêque Grégoire de Tours (540-594) à poser, dans son “Histoire des Francs”, un principe de bon sens selon lequel « un rhéteur qui philosophe n’est compris que du petit nombre, alors que celui qui parle la langue vulgaire se fait entendre de la masse » lorsqu’il eut observé que les patriciens étaient contraints de pratiquer le bilinguisme afin d’être compris des ruraux.
S’imaginer que les 15 siècles nous séparant de cette réflexion l’auraient rendue obsolète serait ignorer une technocratie incitant ses disciples à évoluer en vase clos.
Pourquoi la rue voit-elle jaune ?
A cause d’élites qui, déconnectées d’une base dont elles ignorent tout, ne tentent pas de l’écouter pour savoir ce qui lui serait utile mais, au contraire, cherchent à la convaincre de l’indispensabilité des réformes concoctées dans de confortables bureaux ministériels.
Pour avoir, par raccourci, été qualifié à tort de “goutte d’essence qui fait déborder le bidon”, le phénomène est d’autant plus incompréhensible depuis Paris qu’il n’a pas pour origine un mécontentement unique mais qu’il résulte d’une somme de contrariétés accumulées transformant en angoisse du lendemain ce qui n’aurait dû rester cantonné qu’au rang des habituelles interrogations sur l’avenir.
Etant accoutumés à des mouvements ordonnancés par des organisations officielles, déclarées, avec lesquelles il est aisé de ronronner en usant du langage spécifique à ce type de relations, les technocrates rencontrent d’évidentes difficultés lorsqu’il leur faut saisir un ras-le-bol dont les raisons sont exprimées en ce langage plébéien qui leur est difficilement accessible.
Pour ne rien simplifier, habitué à faire venir à lui les citoyens rouspéteurs, l’énarque moyen ne conçoit pas d’aller sur le terrain constater les raisons du mécontentement populaire, recueillir les données nécessaires à son travail.
Psychologiquement confortable pour le fonctionnaire puisque plaçant l’administré en position d’infériorité, cette façon de faire qui s’ajoute aux problèmes de dialogue a peu de chances de rendre les réunions parisiennes productives.
S’établit alors un non-dialogue dont suivent quelques illustrations que l’on pourrait penser caricaturales si elles n’avaient été rapportées par la presse.
Car que peut faire d’une réduction d’impôts, d’aides financières pour l’acquisition d’un véhicule électrique, d’une chaudière à gaz (et autres), de participation à l’isolation de son logement cette mère de famille qui élève seule deux enfants conduits pédestrement à l’école faute de voiture, qui n’a pour revenu qu’une maigre allocation de chômage et n’est pas végétarienne par conviction mais parce qu’elle ne peut nourrir sa famille que de pâtes et de pommes de terre ?
Est-ce qu’une subvention pour l’acquisition d’une voiture moderne (moins polluante) permettra au smicard de remplacer celle qui le transporte aujourd’hui quotidiennement sur les 50 kilomètres qui le séparent de son travail ? Après s’être acquitté de ses dépenses indispensables, de ses notes d’épicier et autres fournisseurs, lui restera-t-il assez pour rembourser son emprunt voiture et les intérêts bancaires associés ?
Autre problème d’incompréhension linguistique : qu’est-ce que cela peut bien faire au smicard dont les fins de mois s’étalent sur trente jours, qui calcule chacune de ses dépenses au centime près, d’apprendre que des milliards vont être saupoudrés en allocations nouvelles, multiples et diverses ?
Laisser traîner : lame à double tranchant.
S’il est tentant, sinon habituel, de procrastiner le solutionnement des problèmes ayant provoqué les mouvements protestataires avec l’espoir qu’un pourrissement évitera d’avoir à satisfaire les réclamations, cette méthode … (in)décisionnaire comporte, surtout en présence d’actions spontanées, l’inconvénient de favoriser l’inflation discursive.
C’est-à-dire d’amener des manifestants qui n’ont rien d’autre à faire que de papoter entre eux à surenchérir sur les requêtes initiales, à les transformer, voire les remplacer par d’autres.
C’est ainsi que le liminaire refus d’augmentation du prix de l’essence s’est vu, au fil du temps et des discussions de ronds-points, après (entre autres) un passage par la démission du président et une dissolution de l’Assemblée, mué en R.I.C. (référendum d’initiative citoyenne).
Tout ça parce que les technocrates qui se cramponnent à leur langage énarquien refusent de faire l’effort de comprendre l’expression du mécontentement d’un peuple et estiment le dialogue impossible tant que ces gens ne se plieront pas au vocabulaire technocratique.
Oubliant, ce faisant, que ce bon Grégoire de Tours disait, il y a 1.500 ans, qu’« un rhéteur qui philosophe n’est compris que du petit nombre, alors que celui qui parle la langue vulgaire se fait entendre de la masse ».
Pierre CORREARD
Professeur de droit
et Avocat honoraire
Date de dernière mise à jour : 18/12/2018